Qui sont les collectionneurs français d’art contemporain ?

par Gwladys Boissy | 🗓 3 août 2021 | 🧮 Marché de l'art

Le 22 mai 2021, l’ancienne Bourse de commerce de Paris rouvrait ses portes au public en tant que musée dédié à la collection Pinault, une des plus importantes collections d’art contemporain au monde. Présentée comme un évènement majeur dans le milieu muséal français, cette inauguration intervient seulement 7 ans après celle de la fondation Louis Vuitton au bois de Boulogne à Paris.

Ces coups d’éclat fortement médiatisés ont été orchestrés d’une main de maître par deux hommes d’affaires français dont la fortune et l’influence au sein du marché de l’art sont incroyablement colossales : d’un côté, François Pinault, fondateur du groupe Kering et propriétaire indirect de la célèbre maison de ventes au enchères Christie’s ; de l’autre, Bernard Arnault, président-directeur général de LVMH et deuxième homme le plus riche au monde.

S’ils sont indubitablement les collectionneurs les plus connus des amateurs d’art et du grand public, les deux milliardaires ne sont cependant pas représentatifs de la grande majorité des collectionneurs français d’art contemporain, tout comme les trois quarts des artistes actuels n’ont pas le profil d’un Jeff Koons ou d’un Damien Hirst ou que 99% des galeristes en activité ne sont pas Gagosian ou Zwirner.

Mais alors, qui sont les collectionneurs français d’art contemporain ? Sont-ils de simples spéculateurs peu scrupuleux percevant les œuvres d’art comme des actifs financiers juteux ou de véritables amoureux de l’art soucieux de soutenir la production artistique ? Quel rôle jouent-ils et quelle place occupent-ils dans le paysage artistique français ?

N.B. : Les études consacrées aux collectionneurs d’art français étant rares, l’essentiel des statistiques et des informations présentées dans cet article sont issues de l’ouvrage Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique. Le terme « collectionneur » désigne ici toute personne achetant régulièrement des œuvres, tandis que l’expression « art contemporain » renvoie à toute œuvre produite par un artiste encore vivant au moment de l’acquisition.

Passion de la collection ou art de la spéculation ?

Parce que la sphère médiatique a tendance à mettre en lumière uniquement la partie la plus spéculative du marché de l’art, les collectionneurs d’art ont souvent mauvaise presse : dans l’imaginaire collectif, le collectionneur est un business man aux dents longues, avide de pouvoir et d’argent, qui investit dans l’art comme il investit dans l’immobilier, le luxe ou la finance.

Uniquement motivé par l’appât du gain, le collectionneur n’aurait que faire des œuvres qu’il acquiert puisqu’elles ne représenteraient pour lui qu’un placement financier prometteur ou un moyen efficace de bénéficier d’avantages fiscaux intéressants. Premières victimes de ces pratiques véreuses, les œuvres d’art seraient traitées comme une vulgaire marchandise que ces milliardaires indélicats stockent sans le moindre ménagement dans des ports francs à Genève.

Si une partie des collectionneurs d’art correspond malheureusement à cette description, une grande majorité d’entre eux s’en éloigne considérablement. Tout d’abord, peu de collectionneurs français d’art contemporain sont milliardaires et disposent d’un budget quasi illimité pour l’acquisition d’œuvres d’art. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la moitié des collectionneurs français consacre moins de 50 000 € par an à l’achat d’œuvres d’art et 25% d’entre eux n’acquièrent jamais d’œuvres dont le montant est supérieur à 5 000€.  Ils sont seulement 15 % à consacrer plus de 50 000 € par an à l’achat d’œuvres d’art et 7% à dépenser plus de 100 000 € dans l’acquisition d’une seule œuvre.

De la même façon, peu de collectionneurs français d’art contemporain semblent s’adonner à la spéculation. Seulement 17% d’entre eux déclarent considérer le potentiel financier d’une œuvre comme un critère décisif d’achat tandis qu’ils sont 95% à accorder de l’importance au choc émotionnel provoqué par l’œuvre et 85% à se focaliser sur la démarche de l’artiste1.

La pratique de la revente d’œuvres, inhérente à la spéculation, est également minoritaire chez les collectionneurs français d’art contemporain. Si 56% d’entre eux déclarent n’avoir jamais revendu d’œuvres de leur collection, ils sont 33% à affirmer qu’ils pourraient le faire afin de réaliser une plus-value, soit deux fois moins que ceux déclarant pouvoir revendre une œuvre en raison d’un changement de goût (61%) ou dans le but d’en acheter une autre (60%)2.

Source : Rawpixel.com – www.freepik.com

Bien qu’existantes, ce ne sont donc pas vraiment les motivations financières qui poussent les collectionneurs à acquérir des œuvres et à se constituer une collection, mais surtout un réel intérêt pour l’art et le collectionnisme. Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer cette pratique qui relève parfois de l’addiction :

  • Un désir d’accumulation, qui s’exprime généralement dès l’enfance ;
  • Un contact avec l’art, sous quelque forme que ce soit (fréquentation des musées, éducation artistique, parents collectionneurs…) ;
  • Des rencontres déterminantes avec des galeristes, des artistes ou des amateurs d’art.

Pour certains, la collection d’art est quelque chose qui s’est imposé à eux, presque de manière naturelle et inéluctable, comme le confie un collectionneur lors de l’enquête citée plus haut : « Sans aller dans le débat inné/acquis, je pense qu’on a une typologie de caractère qui fait qu’on est collectionneur. On naît collectionneur, c’est-à-dire avec ce goût pour l’amassement, l’entassement, le fait de posséder »3.

Les collectionneurs, (pro)moteurs de la création artistique

Autre point qui démontre que l’intérêt des collectionneurs pour l’art est bel et bien réel : leur engagement auprès des acteurs du monde de l’art et au sein de la vie artistique, et plus particulièrement, le rôle central qu’ils jouent dans la production, l’exposition et la diffusion des œuvres.

Opérant le plus souvent dans l’ombre, les collectionneurs français d’art contemporain sont des acteurs impliqués et engagés du monde de l’art qui ont à cœur de soutenir les artistes, les galeries d’art et les institutions muséales.

Le soutien qu’apportent les collectionneurs aux artistes peut alors revêtir plusieurs formes  :

            • 55% des collectionneurs fournissent une « aide matérielle » aux artistes (mise à disposition de locaux, fourniture de matériel…) ;
            • 45% des collectionneurs passent  des « commandes » auprès des artistes ;
            • 33% des collectionneurs offrent une « aide financière » aux artistes (prêts ou avances d’argent) ;
            • 32% des collectionneurs apportent aux artistes une « participation à la production » 4.

Dans Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, un collectionneur témoigne : « Il m’est arrivé plein de fois d’acheter des ordinateurs aux artistes qui n’avaient pas les moyens de se les payer, ou de les loger, ou de les nourrir, ou d’aider à produire effectivement des œuvres »5.

 

 

De la même façon, le soutien que les collectionneurs d’art contemporain apportent aux galeries d’art se révèle protéiforme. Il peut consister en des acquisitions  récurrentes d’œuvres, en un engagement moral du collectionneur envers une ou plusieurs galerie(s) auxquelles il décide de rester fidèle : « J’achète toujours en galerie. Je ne les court-circuite jamais, même si l’artiste me le proposait, mais j’ai jamais eu de proposition de cette nature, je n’achète jamais hors du circuit galerie »6, confie ainsi un collectionneur.

Ce soutien aux galeries peut aussi consister en le financement d’une exposition, de la production d’un artiste ou de l’édition d’un catalogue : « Ça m’est arrivé de faire des achats pour une galerie, une galerie qui avait besoin de trésorerie, qui était coincée, qui dise voilà, on est en train d’être étranglés, si on ne fait pas de vente », déclare un second collectionneur 7.

Le soutien aux institutions muséales s’exprime, quant à lui, d’une manière différente. Le plus souvent, il implique un investissement personnel du collectionneur. Ainsi, 60% des collectionneurs déclarent être membres d’une société d’amis de musées et participer ainsi à la diffusion de l’art et à l’enrichissement des collections publiques  8. Dans le même esprit, ils sont 14% à faire partie d’un conseil d’administration ou d’un conseil d’achat d’un musée, d’un FRAC ou d’un centre art et à contribuer dès lors à la constitution des collections d’art contemporain nationales et régionales9.

Le soutien des collectionneurs aux institutions muséales consiste aussi et surtout en le prêt d’œuvres puisqu’ils sont 58% à confier temporairement leurs œuvres  à ces établissements10. Pour bon nombre de collectionneurs, cette pratique est une façon d’exprimer leur reconnaissance envers les institutions qui ont forgé leur culture et leurs goûts artistiques ; pour d’autres, il s’agit avant tout de mettre à disposition du plus grand nombre des œuvres qui ont une valeur patrimoniale  publique : « Le fait que je n’ai pas l’impression que ça m’appartienne complètement, quoi. C’est de l’ordre du patrimoine… enfin si on me le demande, c’est que ça fait partie du patrimoine qui doit être mis d’une manière ou d’une autre à la disposition de tous », déclare ainsi un collectionneur11.

Collectionneurs et artistes : même combat ?

Pierre angulaire du monde de l’art, les collectionneurs d’art contemporain  ont pourtant une vision assez négative du marché de l’art et entretiennent parfois des relations houleuses avec ses acteurs.

Comme bon nombre d’artistes, beaucoup de collectionneurs reprochent le tournant spéculatif que prend le marché de l’art depuis plusieurs années et qui les empêche de pouvoir suivre durablement les artistes. « Personnellement, je ne supporte pas les grandes foires d’art contemporain, à cause de l’amalgame foire-fric », déclare notamment un collectionneur12. Un second s’agace quant à lui de la tendance grandissante de certains acteurs du monde de l’art à effectuer des prévisions sur la valeur financière des œuvres : « Aujourd’hui, y’a un truc qui se développe et qui m’énerve, c’est « ça va se vendre plus cher dans deux ans ». […] Ce sont des choses qui m’énervent parce que ce n’est pas ce que j’ai connu au début quand j’ai voulu m’intéresser à l’art et devenir collectionneur »13.

D’autres restent complètement abasourdis par l’évolution démentielle de la côte de certains artistes émergents : « L’autre jour, on est allés voir une exposition d’une jeune artiste qui s’appelle X qui est une Américaine et je trouvais ça formidable, ça a été un choc. Et il se fait que je connais le conservateur. Je luis dis, « alors dites-moi, expliquez-moi un peu, où est-ce qu’on trouve ça, dans quelle galerie ? Et puis c’est dans quel ordre de prix ? ». Il me dit « oh, c’est 40-50 000 dollars ». Bon c’est cher déjà mais enfin je trouve ça tellement formidable que bon… Je téléphone à la galerie, il n’y en avait plus « Monsieur il y a des listes d’attente ». Très bien. Et puis trois mois plus tard, il y avait une vente publique, une vente caritative, il y a avait un X qui est parti à 450 000 dollars. Je me suis dit bon c’est la vente, c’est un type qui a voulu être généreux… la fois suivante 800 000, qu’est-ce que vous voulez c’est n’importe quoi ! N’importe quoi ! »14.

MÉCA Bordeaux Maison de l’Économie Créative et de la Culture en Aquitaine.
Source
:
Image under the Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication.

En plus des griefs formulés à l’égard de la dimension spéculative du marché de l’art, les collectionneurs dénoncent également le mépris de certains galeristes qui n’ont de considération que pour les plus fortunés d’entre eux : « Il y a vingt ans, je rentrais dans une galerie, on disait « vous êtes sûr de ne pas vous être trompé ? Le marchand de vêtements est à côté. » […] Après, quand vous êtes connu et que vous êtes susceptible de pouvoir faire un chèque, à ce moment-là, on vous déroule le tapis rouge »15.   

Aussi, ils reprochent aux institutions muséales leur suprématie en matière de valorisation artistique et regrettent que leurs choix soient trop souvent dénigrés par celles-ci au profit d’un art officiel qui manque parfois cruellement de diversité et d’originalité : « Les institutions se considèrent comme seules capables de dire si un artiste est bon ou pas, ce sont elles qui désignent l’artiste et c’est pas le collectionneur. Et quelque part, on est censé suivre leur choix, point. Quand un collectionneur fait preuve de plus de référence ou d’anticipation qu’elles, quelque part, il les met en porte-à-faux. Elles se considèrent comme les seules dépositaires de la possibilité de désigner un artiste comme tel ou pas »16.

À l’instar de bon nombre d’artistes, les collectionneurs français d’art contemporain espèrent donc voir se développer des « relations plus horizontales que verticales, plus partenariales qu’instrumentales » 17 avec les institutions muséales et les galeries. Ils souhaitent également voir émerger un marché de l’art plus diversifié et équitable où chaque expression artistique peut trouver sa place. Nourrissant des aspirations communes, collectionneurs et artistes ont sans doute tout intérêt à construire ensemble le marché de l’art de demain…

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Jean Claude Pampouille
Jean Claude Pampouille
3 août 2021 10h22

Bonjour,

J’aimerais savoir s’il est possible et comment de présenter mon travail à ces gens, ne serais ce que par email. Merci de m’éclairer sur ce sujet.

Notes

  1. MOUREAU (N.), SAGOT-DUVAUROUX (D.), VIDAL (M.), Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, coll. « Culture Études », Paris, Ministère de la Culture – DEPS, 2016. p.94.
  2. Op. cit., p.119.
  3. Op. cit., p.135.
  4. Op. cit., p.100.
  5. Op. cit., p.99.
  6. Op. cit., p.114.
  7. Op. cit., p.103.
  8. Op. cit., p.102.
  9. Ibid.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Op. cit., p.116.
  13. Op. cit., p.194.
  14. Op. cit., p.120.
  15. Op. cit., p.115.
  16. Op. cit., p.103.
  17. Op. cit., p.151.

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