Une œuvre d’art numérique de l’artiste Beeple, Everydays : The first 5000 days, s’est vendue 69,3 millions de dollar chez Christie’s le 11 mars dernier. Mike Winkelmann de son vrai nom, devient le troisième artiste vivant le plus cher – derrière Hockney et Koons – et se positionne en chef de fil d’un courant artistique probablement majeur pour le XXIe siècle.
Son œuvre est une image jpeg qui résulte de l’assemblage de 5000 œuvres numériques créées par l’artiste qu’il est possible d’observer en zoomant sur chacune des vignettes. Cette œuvre s’est vendue sous la forme d’un « jeton non fongible » (un NFT : non-fungible token). Ne fuyez pas tout de suite, car sous ce terme barbare se cache un vrai bouleversement à la fois pour l’art et pour son marché.
Il s’agit d’abord de bien saisir ce qu’est un NFT. C’est un fichier numérique créé grâce à la technologie de la Blockchain : un réseau sécurisé permettant d’échanger des données de tout type. Un fichier NFT a la particularité d’être à la fois unique et parfaitement traçable depuis sa création. L’authenticité ne peut donc plus être remise en question.
Le NFT peut recouvrir de multiples utilisations dans des domaines variés, mais concentrons-nous ici sur l’impact que peut avoir une telle technologie sur les arts plastiques contemporains.

Mike Winkelmann aka Beeple, Sans titre, 2015, nft jpeg, image numérique.
Image under Creative Commons Attribution 4.0 International license.
Une œuvre physique 2.0. Quésaco ?
Tout d’abord, le NFT peut être un agrément à une œuvre physique.
Avez-vous déjà imaginé faire évoluer votre œuvre dans une dimension qu’elle ne pourrait pas atteindre au premier abord ? Pouvoir faire prendre vie à votre toile ou votre sculpture par exemple ?
En avant-gardiste, le peintre Trevor Jones s’est lancé ce défi. Grace à l’hybridation des médiums de la peinture sur toile et de la vidéo en réalité augmentée il crée l’œuvre Picasso’s Bull, une large toile de 140 x 140 cm vendue pour 46 473 € sur la plateforme Niftygateway.com.

Trevor Jones, Picasso’s Bitcoin Bull, 2020, huile et cire sur toile (trevorjonesart.com).
Œuvre reproduite avec l’autorisation de Trevor Jones.
Trevor Jones, Picasso’s Bitcoin Bull AR demo, 2020, vidéo.
Œuvre reproduite avec l’autorisation de Trevor Jones.
L’acheteur est détenteur du tableau – tangible et original – mais aussi d’un NFT unique qui permet d’animer la toile et donner vie au taureau représenté. Voyez-vous-même, c’est bluffant.
Dans une même idée, Trevor Jones peint aussi The Hodler, et lui donne vie en imaginant avec poésie les jours se succédant à l’intérieur de son tableau. C’est une narration nouvelle qui s’ouvre sur l’œuvre il est à parier que ces possibilités de pousser plus loin le sens du tableau et l’émotion du spectateur séduiraient nombre d’artistes.


Trevor Jones, The Hodler, 2020, toile originale et toile modifiée numériquement (trevorjonesart.com).
Œuvre reproduite avec l’autorisation de Trevor Jones.
Animation visible ici.
Les domaines traditionnels comme la peinture et la sculpture ont souffert des velléités d’un art plastique extra-contemporain qui a mis ces 30 dernières années en avant la vidéo et les installations inclusives pour le spectateur. Si l’image figée n’est plus assez sexy, ne serait-ce pas ici le début d’une proposition originale et rafraichissante ?
Enfin, un dessin d’Adam Kubert, dessinateur de Marvel Comics, s’est vendu accompagné d’un NFT faisant office de certificat d’authenticité, tout en permettant de voir le dessin non colorisé initial de l’œuvre. Encore une approche novatrice qu’il sera possible d’explorer.
« Digital art = Fake art » ? Pas si sûr !
Bien au-delà de l’art traditionnel, le NFT peut donner ses lettres de noblesse à un art du graphisme numérique et du design au sens large. Des logiciels d’illustration ou d’animation – la suite Adobe, Cinema4D, et autres – ne sont pas que des instruments de l’industrie audio-visuelle et du marketing servant à créer des effets spéciaux ou des visuels attrayants. Grace à l’inventivité de jeunes talents, il se transforment peu à peu en outils puissants de création artistique, autant que les anciens ciseaux affûtés et pinceaux appointés.

Artiste anonyme, Portrait polygon, 2021, image numérique. Source : Pixabay
Mais jusqu’à maintenant il était très difficile de s’assurer de la singularité d’un œuvre numérique trop facilement reproductible. Le NFT permet de transformer une œuvre digitale en un actif unique – donc rare – ou bien de créer une série limitée de cette œuvre. Une fois ce choix verrouillé, il n’est plus possible de créer de nouveaux exemplaires. Dans un même temps, il écarte la contrefaçon numérique car l’œuvre digitale étant traçable, de sa création aux transactions successives, le créateur est connu. Les NFT donnent l’opportunité à des créateurs digitaux d’être reconnus en tant qu’artiste, au sens traditionnel du terme.
De plus, lors de la création, il est possible d’associer « un contrat intelligent » au NFT qui implique qu’un pourcentage du prix payé par les acheteurs successifs revienne automatiquement à l’artiste (par exemple 10 % du prix par revente) : un droit de suite automatisé et sécurisé. Ou encore qu’un pourcentage soit reversé à une association, ou que l’œuvre se détruise après 3 reventes. Bref, les possibilités les plus innovantes et les plus fantasques sont imaginables…
Enfin, ces œuvres 2.0 ouvrent avec elles un nouveau marché : une nouvelle génération d’acheteurs et de collectionneurs qui s’intéressaient peu au marché de l’art traditionnel : plus jeunes et plus enclins à acheter hors des canaux classiques. L’exemple de l’œuvre de Beeple citée en introduction et vendue par la séculaire Christie’s est un jalon, certes, mais pour l’instant l’ensemble des NFT se vendent via des sites encore peu connus du marché de l’art (notamment SuperRare, Rarible, Niftygateway) où se rencontrent directement sous forme d’enchères l’offre et la demande, les artistes et leurs publics. Une grande nouveauté !
Une incursion dans le monde de l’art et ses coutumes
Le NFT vient se confronter à des questions épineuses du marché de l’art et bousculer certaines habitudes bien ancrées.
Il apporte de la transparence dans un marché habitué au secret et à la discrétion. La blockchain, registre infalsifiable et public, rend visible toutes les transactions : les prix d’achat, la date de mise en vente, le nombre de reventes, etc. C’est un moyen pour l’artiste 2.0 de prouver sa renommée et sa cote sans l’intervention d’un tiers de confiance. L’intermédiation d’une prestigieuse galerie parisienne ou londonienne, qui viendrait normalement justifier la valeur artistique et pécuniaire de l’œuvre, a tout de suite moins d’importance.
Nous l’avons vu également, les questions d’authenticité et de provenance sont au cœur de l’usage du NFT. Ce dernier permettrait de connaitre sans détour le créateur d’une œuvre, son historique et son ancienneté. Un usage généralisé de cette technologie aux œuvres contemporaines serait une sacrée évolution dans un marché habitué depuis toujours aux manœuvres des faussaires.
Une nouvelle manière de collectionner à l’ère des NFT ?
Comme expliqué, le sceau numérique du NFT le rend unique, et ce de manière publique. Vous allez me rétorquer que les images NFT en vente – sur les plateformes citées – ne disparaissent pas après l’achat. Mais alors, qu’est qu’un possesseur de NFT « possède vraiment », alors qu’une image peut être à la fois visible par tous et copiée d’un simple clic ? La question est légitime, car lorsqu’un collectionneur remporte une enchère, il repart habituellement avec son œuvre sous le bras et personne ne défile dans son salon pour la contempler tous les jours.
C’est un changement de paradigme qui questionne les concepts de possession et de collection. En effet, outre les informations de transactions, les plateformes de NFT permettent effectivement de visualiser librement les images en bonne qualité et le copier/coller n’est pas proscrit. Mais là n’est plus la question. Pour l’acheteur et le collectionneur, le plaisir résiderait dans l’idée de posséder l’œuvre et d’avoir publiquement réaliser l’achat. Si le mécanisme peut paraître un peu tordu, il ne s’agit finalement ici que d’une énième manière d’utiliser l’art comme marqueur social. Bien entendu, l’intérêt peut aussi être le retour sur investissement si l’on croit en l’artiste et en l’évolution de sa cote.
Quoi qu’il en soit : la possession est dématérialisée à son paroxysme.
Si cette dématérialisation de l’œuvre peut aboutir à des dérives similaires à celles qui existent déjà au sein du marché de l’art traditionnel, elle peut cependant présenter des avantages que n’offrent pas la possession matérielle : le format uniquement numérique des NFT permet de diffuser les œuvres via des expositions virtuelles accessibles au plus grand nombre et ne présentant aucun risque pour celles-ci (pas de dégradation ou de vol possible). L’accessibilité d’une œuvre NFT est donc plus grande que celle d’une œuvre matérielle, d’autant plus que son propriétaire ne peut matériellement pas la faire disparaître pendant 20 ans dans un port-franc suisse…
Le monde des NFT a et aura ses dérives, le marché de l’art sait les créer. Mais la technologie qui sous-tend la diffusion de ces œuvres est extraordinaire et mérite l’attention des artistes.

Le progrès technique a toujours accompagné les arts. Il ne faut pas fermer les yeux sur l’arrivée de cette nouvelle technologie. Elle séduit et va indéniablement se développer. Elle peut être un vecteur de transparence et de confiance dans le monde de l’art, qui commence d’ores et déjà à profiter de ces innovations. En témoigne le nombre de collectionneurs actif sur superrare.co qui a été multiplié par plus de cent, entre 2018 et 2021. Parallèlement, l’organisation d’une exposition NFT à l’Ermitage dès cette année montre un intérêt institutionnel prometteur pour ce nouveau champ artistique.
Nous remercions chaleureusement M. Trevor Jones et M. Ben Nolan de nous avoir permis de reproduire leurs œuvres sur notre site internet.
Cet article vous a plu ? Épinglez-le sur Pinterest pour le retrouver plus facilement 😉


