Le couple artiste/galeriste : un divorce consommé ?

par Gwladys Boissy | 🗓 11 octobre 2021 | 📢 Promotion, 🧮 Marché de l'art

Dès la fin du XIXe siècle, la figure du marchand d’art s’efface progressivement derrière celle du galeriste. Contrairement au premier, le second ne se contente pas seulement de vendre des œuvres d’art : il s’implique dans la promotion et la diffusion des artistes, accompagne ses derniers dans la construction de leur carrière et assume de gros risques financiers pour soutenir des mouvements d’avant-garde que peu de leurs contemporains estiment dignes d’intérêt.

En raison de son soutien et de son engagement, le galeriste devient alors un acteur du marché de l’art indispensable à la réussite de l’artiste. Motivés par des intérêts communs, artistes et galeristes nouent des partenariats fructueux qui leur permettent d’accéder à la reconnaissance puis à la postérité : Paul Durand-Ruel défendra avec succès les Impressionnistes et l’École de Barbizon, Ambroise Vollard  révélera Gauguin et Matisse, Daniel-Henry Kahnweiler mènera les Cubistes au succès.

Mais au tournant du XXIe siècle, dans un contexte de mutation profonde du marché de l’art, les liens étroits entre artistes et galeristes se distendent. L’avènement de l’art contemporain, les motivations spéculatrices de certains acheteurs d’art et la digitalisation du marché de l’art bouleversent l’ordre établi. Le couple artiste/galeriste  perd ses repères, s’effrite, s’affronte puis envisage la rupture. Tandis que les artistes s’interrogent sur la nécessité d’un tel partenariat à l’ère du numérique, les galeristes s’inquiètent du devenir de leur profession. Alors, quel avenir pour le couple artiste/galeriste ? La rupture est-elle inéluctable ?

Des galeristes peu scrupuleux ?

Au premier rang des griefs formulés par les artistes à l’encontre des galeristes, nous trouvons la désagréable sensation de se faire abuser financièrement voire de se faire exploiter. Si certains artistes dénoncent parfois la dureté des contrats qui les lient aux galeristes (production minimale, clause d’exclusivité…), c’est en effet le taux élevé de commission que ces derniers prélèvent sur les ventes qui concentre une grande partie des critiques. Un montant que certains estiment injustifié tandis que d’autres le jugent impossible à supporter financièrement.

Lors d’une discussion à ce sujet sur un groupe Facebook rassemblant des artistes plasticien.ne.s et des galeristes, une artiste fait part de son incompréhension : « On dit toujours que les galeries ont des frais : loyer, charge, cotisations, assurances, etc… Mais jamais on dit « l’artiste a des frais : loyer, charge, cotisations, assurances, etc. tout comme le galeriste ». Nous en avons même beaucoup plus il me semble… ». Une de ses homologues poursuit : « Une galerie qui prend 50% sur les ventes, je ne peux pas multiplier mes prix par deux, j’augmente un peu mais pas plus… Du coup, une fois enlevés les charges sociales/impôts et les frais, il ne reste pas grand chose…. ».

Autre point de discorde : le manque d’implication des galeristes qui se contenteraient d’exposer les œuvres des artistes sans chercher à comprendre le travail qu’il y a derrière et qui seraient principalement motivés par l’appât du gain. Au sein de la discussion précitée, une artiste affirme : « Les vrais galeristes, qui s’engagent pour soutenir un artiste, cela ne court pas les rues ! ». « Il est très difficile de trouver un galeriste “honnête” qui fasse passer la qualité du travail de son artiste avant ses interêts », ajoute un sculpteur.

Il y a quelques mois, après avoir visionné ma masterclass « Démarcher une galerie d’art », un artiste m’avait confié ne plus vouloir travailler avec les galeristes suite à plusieurs mauvaises expériences passées. Il reprochait à plusieurs galeristes avec lesquels il avait travaillé de l’avoir « volé » et de ne pas avoir effectué un véritable travail sur son art : « Il y a longtemps que je ne crois plus au pouvoir et en la sincérité des galeries, je me suis trop souvent fait trahir ou voler par elles à mes débuts. Je crois que ce qui m’a le plus manqué c’est la communication concernant ce que je faisais. Mais pas n’importe quelle communication : une véritable ouverture, efficace et ciblée, qui témoigne réellement de mes recherches et travaux picturaux. »

Lorsque ce n’est pas le manque d’implication des galeristes qui est dénoncé, c’est leur tendance à payer tardivement les artistes et à faire de la rétention d’œuvres qui est pointée du doigt. Sur un autre groupe Facebook d’artiste, une artiste témoigne : « Je bosse avec une galerie depuis quelques années. Voilà pas loin de 2 ans que je ne veux plus travailler avec eux. Ils ne me vendent plus rien, et me cachent des ventes antérieures et trainent à les payer pendant des mois. J’attends le paiement de toiles « disparues » depuis maintenant 4 mois. Ils ne me renvoient pas mes toiles malgré mes 12000 demandes. »

Enfin, pour certains artistes, le constat est sans appel : à l’heure d’internet, le galeriste est devenu inutile : « Outre le fait d’avoir un site internet, qu’est-ce qui empêche aujourd’hui un artiste de réaliser une expo tout seul et de faire une visite virtuelle, voire même de donner rendez-vous en streaming et de faire un vernissage virtuel ? Il faut regarder l’époque dans son ensemble et dans toutes ses possibilités », déclare ainsi un plasticien travaillant la photographie et les installations.

Des artistes trop ingrats ?

Lors son enquête sur l’avenir des galeries d’art menée fin 2018 auprès de 1000 galeristes, la critique d’art Nicole Esterolle a recueilli le point de vue de ces derniers sur les relations parfois houleuses qu’ils entretiennent avec les artistes.

Selon eux, si « les galeries malhonnêtes ou incompétentes1 » existent bel et bien et « ont fait beaucoup de mal2 » à leur profession, les artistes ne sont pas non plus exempts de tout reproche. Les galeristes dénoncent « le manque de loyauté de beaucoup d’artistes, pour qui la galerie est une vitrine et qui vendent « en douce » dans leur atelier aux acheteurs qui les ont pourtant découverts à la galerie3 ». Peu loyaux, nombreux sont aussi les artistes qui, une fois captés par une galerie plus grande et mieux implantée sur le marché de l’art, tourneraient le dos aux premières galeries les ayant pris sous leurs ailes à leurs débuts, « sans un merci, sans un euro en retour4 ».

Un galeriste confie : « Nous travaillons en confiance avec les peintres que nous exposons, mais c’est vrai qu’il est épuisant de savoir qu’il se tente souvent un passage en direct. Nous servons de vitrine valorisante toute l’année (et assumant toutes les charges) pour qu’au final nous passions pour des opportunistes ?!!? [..] Je dois avouer que c’est un sujet écoeurant pour nous professionnels. Et si l’essence même de ce partenariat valorisant entre la galerie et l’artiste est remis en question, cela peut donner envie de jeter l’éponge effectivement.5 »

Un autre s’insurge :  « J’ai déniché, en 35 ans de passion, des tas de gens talentueux qui végétaient dans leur coin et BEAUCOUP d’entre eux me doivent le succès qui leur a ensuite souri. Je n’en connais qu’UN qui a toujours été avec moi d’une loyauté exemplaire et qui, pour cette raison, a fait jusqu’à présent tourner la boutique. Un ou deux autres sont proches de cet état de sainteté. Le reste…..Et pourtant je continue de les exposer fidèlement et de faire de très gros frais pour leur promotion. Cette ingratitude (tellement humaine) est la raison majeure qui condamnera cette vocation6 ».

Selon certains galeristes, cette ingratitude des artistes proviendraient en partie d’une méconnaissance totale de leur métier. Les artistes n’auraient pas conscience de la complexité de leur métier, de l’investissement personnel et financier que l’exercice de cette profession requiert. « Beaucoup d’artistes ont une vie solitaire difficile et de l’extérieur n’imaginent pas les difficultés des galeries et de leur nécessité pour les aider à être visible », explique un galeriste. « C’est une réaction stupide et une vue à court terme, une erreur qui casse le rapport de confiance nécessaire au soutien dans le temps de la démarche de l’artiste7 ».

Une ingratitude qui laisse bien souvent les galeristes amers, comme en témoigne le commentaire d’un ancien galeriste sur un des groupes Facebook précité : « Ce monde me fatigue parfois. Je viens de lire encore des critiques sur LES galeries ! Je suis bien content d’avoir fermé pour cet aspect ! Combien j’ai donné de moi, de ma personne, de mon temps et surtout mon argent pour RIEN ! Mon seul plaisir était d’aider de jeunes artistes et leur apporter un peu d’argent, j’ai au moins été utile en cela. Quelle perte de temps et que d’ingratitude souvent. »

Un autre galeriste se désole du manque de considération d’une artiste qui exposait et vendait de son côté en plus de travailler avec lui :  «  Je me souviens aussi de cette artiste qui très récemment voulais bien que je l’expose (pour la troisième fois sans grand résultat) et qui ne voulait pas que je montre son travail sur Internet car les ventes sur Internet, c’est elle qui les fait ! Moi je dois juste faire gratuitement la promotion en quelque sorte. Pour ma part, je n’ai pas d’autre choix que de diversifier mes activités pour trouver des sources de revenu permettant de maintenir la galerie d’art.8 »

Artistes/galeristes : des différends irréconciliables ?

Au vu de ces témoignages, artistes et galeristes semblent irréconciliables et voués à une rupture certaine. Pourtant, d’autres voix s’élèvent pour défendre ces partenariats qu’ils jugent nécessaires et équitables.

Alors que certains artistes trouvent la commission des galeristes abusive, d’autres estiment qu’elle est parfaitement justifiée. Un artiste explique ainsi : « Une galerie digne de ce nom c’est : un portefeuille de collectionneurs, une com bien faite, des articles presse, des affiches, la présence de quelqu’un en galerie pendant généralement 3 semaines à 1 mois pour renseigner et vendre, un accompagnement et un suivi galerie/artiste, une reconnaissance … Le débat des 50% est un faux débat ».

Un autre plasticien exprime son agacement face aux propos accusateurs de ses homologues tout en appelant à distinguer les galeries de promotion des simples loueurs de cimaises : « Ce discours obligatoire d’artistes traitant les galeries de maquereau m’emmerde ! Je ne parle pas des galeries payantes, ce ne sont pas des galeries. Une vraie galerie prend des risques financiers, l’artiste, dont je fais partie, à part le matériel, ne risque pas grand chose ! ».

D’autres artistes défendent la commission perçue par les galeristes en soulignant leur engagement auprès des artistes, leur passion de l’art ou encore la précarité de leur situation financière. “Est-ce que 50%, c’est trop? Si elle travaille correctement, certainement pas », affirme un artiste. « Même à 50%, beaucoup de galeries ont d’ailleurs bien du mal à vivre de leur activité », poursuit-il. Une de ses homologues abonde dans le même sens : «  Des bons galeristes, il y en a, je travaille avec certaines ou ai travaillé avec […]. Galeriste c’est un métier, artiste aussi. Il y a des galeristes humains, chaleureux, qui aiment l’art et les artistes, il ne sont pas nombreux, comme les bons artistes. Chacun essaye de gagner sa vie avec son métier, ce qui est normal ».

D’autres artistes saluent l’expertise et la ténacité des galeristes. « L’échange, la confiance, la réciprocité sont des vecteurs essentiels ; il vaut mieux travailler avec des galeristes qui savent de quoi ils parlent que de s’aventurer dans des salons bidons », déclare l’un d’entre eux. « Le tout est de tomber sur des gens bien, je connais des galeries très bien avec des gens formidables, qui aiment votre travail ou non, mais qui vous respectent, qui aiment l’art et quand ils vous exposent, ils vous défendent. Pour ceux-là, je tire mon chapeau car ce n’est pas facile non plus de défendre de nouveaux talents, c’est des années de boulot et rien n’est gagné d’avance ! », affirme une autre artiste.

Enfin, ils sont quelques artistes à souligner l’importance des galeristes au sein du marché de l’art. L’un d’entre eux s’interroge : « Le métier de galeriste ne s’improvise pas et demande beaucoup d’énergie et de moyens… C’est injuste de faire le procès des galeries à ce point… C’est vrai qu’un jour il n’y aura plus de galeries… Comment feront les artistes ? ». Un autre plasticien partage la même opinion : « La galerie est un maillon indispensable, je ne me vois pas faire la retape sur un stand à vendre les peintures, je préférerai avoir un boulot à côté ! ».

Du côté des galeristes, le tableau n’est pas non plus si noir puisque, malgré les difficultés rencontrées avec les artistes et les critiques qui leur sont adressées, beaucoup font preuve de résilience et se réjouissent des partenariats sincères qu’ils ont pu développer avec leurs artistes. Un galeriste déclare ainsi : « À deux reprises, [une de mes artistes] a été contactée directement par des gens de mon fichier. Je le sais, parce que cette artiste renvoie systématiquement ces personnes sur ses galeries. Au-delà de son travail de sculpture et de dessin qui est d’une grande sensibilité, je salue ici son éthique. C’est une merveilleuse artiste dans tous les sens du terme9 ».

Malgré les tensions et les tumultes qui le mettent à rude épreuve, le couple artiste/galeriste semble donc tenir bon. Face aux mutations profondes et rapides qu’a subi et que va encore subir le marché de l’art, nul ne peut prévoir l’état de cette relation dans 10 ou 20 ans. Une chose est sûre : nous entendons depuis des années que les galeries d’art sont terminées, que leur modèle économique n’est plus viable, qu’elles sont vouées à disparaître, mais elles sont toujours là à soutenir et promouvoir les artistes. Si certaines adoptent des pratiques malhonnêtes et peu éthiques, d’autres défendent corps et âme les artistes qu’elles représentent, s’attèlent à faire évoluer leur carrière artistique et nouent avec eux des relations authentiques et durables, voire amicales. Pour les artistes, la représentation par une galerie d’art reste encore une porte d’entrée vers la reconnaissance, la valorisation et la légitimation artistiques. Le divorce n’est donc pas encore acté…

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  1. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  2. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  3. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  4. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  5. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  6. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  7. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  8. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.
  9. Nicole Esterolle, « Quel avenir pour les galeries d’art ? » publié sur le site Le Vadrouilleur urbain, le 20 décembre 2018.

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